« The taste of blood» de Jim Wafer et l’approche expérientielle

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Tom Robert

(EN) For the longest time, Westerners have studied Indigenous peoples through their understanding of the world, using western concepts such as "culture" or "religion"... In "the taste of blood", Wafer uses the most cutting-edge approach in anthropology, as he becomes the other. Far from trying to make sense of Brazilian Candomblé through western social norms, he takes part in the ritual until, after having tasted blood and danced, he becomes possessed by his Orixa (spirit).


Dans The taste of blood, spirit possession in Brazilian Candomblé, Jim Wafer raconte ses deux voyages au Brésil au cours desquels il a passé du temps dans des terreiros de Rio de Janeiro mais surtout de Jaraci, dans la banlieue de Salvador de Bahia. Wafer y a été initié au condomblé, un rite de possession. Ce rituel naît en Afrique de l’Ouest, où les peuples organisaient des célébrations pendant lesquelles leurs déités -ou orixas- les possédaient. Importé au brésil par la traite d’esclaves (surtout de l’Angola, qui faisait partie de l’empire Portugais au même titre que le Brésil) celui-ci demeure encore très important pour les populations de descendance africaine du pays, et il constitue aujourd’hui une partie essentielle du candomblé. De plus, le candomblé s’est nourri du catholicisme des colonisateurs blancs et des rites autochtones auxquelles les esclaves ont été confrontés. Il est donc le produit d’un syncrétisme élaboré entre ces différentes croyances.

Tout d’abord, les origines africaines du candomblé sont illustrées par les orixas. Ceux-ci descendent tous de Oxala, père des dieux, et vivent dans un panthéon des dieux. Ils sont chacun associés avec des couleurs, goûts, et qualités, et sont spirituellement reliés à chaque individu, même les non-initiés. Par exemple, pour citer Wafer « Oxum, la déesse de la beauté, de la richesse et du luxe, est associée à la couleur jaune et à l’eau fraiche ainsi qu’aux poissons, aux sirènes, et aux papillons » (Wafer, 9). Tous les éléments de la vie, tangibles ou abstraits, sont ainsi représentés par les orixas. Cependant, les attributs de ces déités changent en fonction des terreiros (temples et terres qui leurs sont associées) et il en existe d’innombrables versions, notamment de par leur âge. Certains initiés reçoivent, en les voyant dans un rêve, leur orixas: on les appelle les « enfants-de-saints. » Quand la musique de leur orixa est jouée, ces enfants-de-saints entrent dans une trance qui concrétise la possession de leur corps. Une fois en possession du corps de son « enfant », l’orixa, aidé par ceux qui ne sont pas possédés, s’habillent dans leurs couleurs. Pendant cette cérémonie très codifiée, les orixas hument les offrandes qui leurs sont faites en fonction de leurs gouts car ils ne mangent pas, ni ne boivent. Comme l’appellation « enfant de saints » le suggère, chaque orixa trouve sa correspondance dans un saint ou une sainte catholique ainsi que la sainte trinité, ce qui illustre un certain syncrétisme. Tempo, l’orixa du temps, est souvent perçu comme le saint esprit, car le temps règne partout et pour tous, et a donc une portée universelle. Oxala est souvent associé à Dieu le père, en vertu de la figure paternelle qu’il incarne alors que Marie trouve son équivalence dans la déité Iemanja (131; 174). Sur ce sujet, Jim Wafer explique que la christianisation du candomblé a souvent été une tentative de blanchiser la pratique, dans une société où les classes sociales reflètent très fidèlement les catégories raciales. Nous pouvons remarquer cette division notamment par la différence entre Corquisa et Sete Saia, dont les couleurs de peau symbolisent les classes sociales. Aujourd’hui, le mouvement inverse de re-africanisation est en marche (56).

Deuxièmement, les caboclos sont un des apports autochtones brésiliennes au candomblé. Les caboclos sont les esprits des morts autochtones, mais cela n’est pas une règle générale : certains sont des cowboys ou même le roi de Hongrie (55). Plus spontanés que les orixas, ils aiment boire, manger, fumer le cigare et être charmeurs même s’ils restent toujours polis et conviviaux (68). Les festivals organisés en leur honneur sont bien moins codifiés que ceux des orixas. Alors que les cérémonies de possession des orixas sont très officielles, la possession par un caboclo est plutôt vue comme le prêt de son corps au caboclo pour qu’il puisse savourer un moment festif. Les caboclos sont exclusivement masculins et leur société établie dans la forêt est relativement égalitaire. Ils inspirent, à l’image des autochtones,  un sentiment de « vrai [et] concrète communité » (54) et entretiennent généralement de bonnes relations avec les humains. Cette relative égalité dans la société des caboclos leur confère un statut particulier dans la hiérarchie du candomblé, que nous aborderons au moment de parler du carnaval -duquel il sont indissociables.

Troisièmement, les exus et exuas partagent l’informalité des caboclos et représentent les populations marginalisées au Brésil. Ils sont les esprits des morts, et ainsi les plus humains et proches du monde matériel des êtres spirituels mentionnés précédemment. Wafer parle notamment d’un continuum entre l’esprit et le matériel, système dans lequel les orixas sont les esprits les plus immatériels, et les hommes, les créatures matérielles les moins spirituelles (14). Les exus et exuas ont chacun leur histoire, des souvenirs d’une vie tourmentée. Prenant quelques examples d’esprits tels que Padilha ou encore Sete Saia, Wafer raconte ces épisodes de prostitution, jalousie, meurtre, et vengeance. Il est impossible de juger ces esprits comme étant fondamentalement bons ou mauvais : leur moralité est ambiguë et leur définition difficile. Leur avantage est leur familiarité avec le monde matériel où ils ont vécu, ce qui fait d’eux les interlocuteurs privilégiés des humains quand ceux-ci ont besoin d’une faveur. Les relations entre les exus et les humains sont de nature assez contractuelle: des offrandes peuvent être offertes par example en échange de bonnes récoltes. Les exus sont subjugués aux orixas, et occupent ainsi la place hiérarchique la plus basse du candomblé. S’il existe quelques festivals leur étant dédiés, la majorité de leurs manifestations à Jaraci se produisent de par des possessions imprévues. Wafer décrit par exemple de nombreux épisodes où il n’était plus sûr s’il parlait à un ami Marinalvo ou à ses exus.

En réalité, Jim Wafer n’était pas sensé réaliser son terrain à Jaraci. Il ne souhaitait même pas le réaliser dans la région de Bahia mais à Rio de Janeiro. Mais c’est en assistant à une célébration au terreiro de son ami Xilton qu’il rencontra progressivement la petite communauté de Jaraci, où il décida de rester. Les gens y sont très pauvres,  et contrairement au centre-ville de Salvador, la plupart de leur terrain est composé de constructions pour lesquelles ils n’ont pas de permis (24). A Jaraci, le candomblé n’est pas destiné aux touristes comme cela peut être le cas à Salvador ou à Rio. Au contraire, la possession est vécue de manière quotidienne et imprévisible, et toute la communauté est tournée vers la pratique. Le peu d’épargne que les habitants conservent est destiné à l’achat d’offrandes. Les habitants de Jaraci reçoivent le plus souvent des exus ou caboclos du fait de leur pauvreté et ainsi du fait que leurs demandes sont généralement d’ordre matériel. La fréquence de ces esprits confère à Jaraci un aspect moins formel et contrôlé que le candomblé pratiqué dans d’autres villes brésiliennes. Par exemple, Jaraci n’a pas d’institution supérieure aux parents-de saints, la plus haute autorité religieuse qui dicte la doctrine générale et qui n’ont pas à rentrer dans un code particulier et commun aux terreiros.

Ainsi, comme expliqué plus haut, pour les questions d’ordre matériel, les habitants de Jaraci font plus souvent appel à leurs exus car ceux-ci sont proches de la matière. De plus, ayant une expérience physique de la vie, ils sont plus aptes à donner des réponses que les entités très spirituelles. Comme le dit Wafer, ces esprits peuvent ainsi « ouvrit ou fermer les chemins du destin » (15).

Aucun n’esprit n’incarne le festival mieux que les caboclos. Ils sont festifs, ont une certaine joie de vivre, et leur société ne contient pas de classes sociales. Wafer dit d’ailleurs que les caboclos amènent une certaine horizontalité au candomblé qui est très vertical et hiérarchique, égalisant les classes (82). La société brésilienne est marquée par une hiérarchie prononcée entre les différentes classes sociales, l’une des plus basses étant bien représentée à Jaraci, population qui est majoritairement noire et pauvre. Le carnaval est cet « éthos de proximité » dans lequel toutes les classes et les races sont brassées et goûtent à l’égalité dont jouit la société des caboclos. Il suspend les privilèges et les normes qu’un racisme systémique ouvert et visible tel que celui qui caractérise la société brésilienne enforce. Alors, si le candomblé semble plus carnavalesque que l’église catholique qui domine le Brésil, au sein du candomblé les festivals dédiés aux caboclos sont d’autant moins formels que ceux voués aux orixas. Cette relativité du carnaval rend les caboclos « doublement carnavalesques » par rapport à la culture dominante dans les mots de l’auteur (58). Le carnaval constitue ainsi un moyen d’affranchissement de la domination du christianisme mais également de la formalité du candomblé officiel qui met beaucoup d’emphase sur la célébration des orixas. Pour ce qui est de la hiérarchie au sein du candomblé, le carnaval floue les frontières entre les humains et les esprits: les caboclos, les orixas et les exus, aucun n’a la primauté de l’importance. Il est courant au Brésil de dire du carnaval qu’il est le « festival du diable bénit par Dieu », ce qui semble dire que même les notions de bien et de mal se fonderaient au sein du carnaval (10). De même que les caboclos sont doublement carnavalesques, la subversion de l’ordre social provoquée par le carnaval est double: celle de la communauté de Jaraci par rapport à un pays qui la marginalise, et celle des esprits inférieurs du candomblé qui rivalisent d’importance avec les orixas.

Dans la classification de Jean Guy Goulet, l’ethnographie de Jim Wafer se rapproche le plus de l’approche expérientielle. Jim Wafer se laisse affecter par son terrain ethnographique si bien que, dans la théorie du perspectivisme de Castro, il serait considéré comme mort pour les siens tant il intègre une autre perspective. Wafer se comporte en effet sur le terrain comme les autres habitants: il s’est fait des amis de différents terreiro, a communiqué avec les exus et caboclos. Mais plus encore, il devient en effet un oga, en allant en séclusion et en s’initiant aux rituels de possessions. Plutôt que de lutter contre la possession -comme son acolyte Archipaedo qui fuit la cérémonie pour ne pas perdre le contrôle de soi- il se laisse entrainer. Il expérimente sans réellement proposer d’interprétation et lui-même propose de « rendre compte des récits de même qu’ils les lui ont été dits », ainsi que des expériences comme il les a vécues. Il ne sous-entends jamais que ces experiences sont hallucination ou trance, et évide tout propos de naturalisme. En effet, il raconte par exemple un épisode où il embrasse l’esprit Pomba-Gira sans parler d’expérience surnaturelle ou d’halluciongènes. De plus, il utilise le pronom « je » tout au long du livre et décrit régulièrement ses humeurs (38). Cela suggère une honnêteté sur ce qu’il a vécu, une retranscription aussi proche de la réalité que possible. Les quelques passages plus théoriques viennent aussi en renfort  de justification. En effet, Wafer reconnait que l’un des premiers réflexes naturalistes (articulés autour de la dichotomie physique/spirituel) est de questionner l’agentivité des personnes possédées. Cela pose la question de la simulation: si les personnes possédées sont agentes, alors elles ont encore le contrôle et simulent la trance, et inversement si elles ne le sont pas. C’est en effet souvent autour de cela que se développe la pensée sociologique occidentale au sujet du candomblé, simplement : est-ce vrai? Cette philosophie idéaliste repose sur le postulat que l’Homme est un « sovereign chooser », quelqu’un qui peut toujours faire un choix, alors que dans le candomblé de Jaraci, la possession ne prévient pas toujours, ce qui fait de cette question une réflexion naturaliste qui ne leur est d’aucun intérêt (102). Wafer argue alors que si l’on considère la rationalité des sociologues idéalistes comme supérieur à celle de Jaraci, on ne peut pas comprendre le phénomène. La meilleure méthode consiste donc à expérimenter, développant ainsi un « savoir ordinaire » sans y apposer de certitudes naturalistes. En effet, ce que Wafer cherche à éviter à tout prix est l’objectivation de l’autre culture comme une description statique de celle-ci réalisée à partir du point de vue extérieur. Pour imager son approche, il écrit que « the only way to explain it (the game) is to make my explanation part of it », simplement, il faut faire partie du jeu pour le comprendre (182). En somme son approche se retrouve dans la question de l’agentivité et fait écho au candomblé de Jaraci : il refuse de prendre une perspective d’observateur et abandonne son contrôle. De même que les habitants de Jaraci sacrifie leur contrôle et se laissent posséder, Wafer se sépare du sien et se laisse habiter par son nouveau milieu.

En tout, il ne serait pas pertinent de définir le candomblé de Jaraci comme étant une religion. Geertz donne une définition universelle de la religion comme étant un ensemble de symboles. Ceci renvoie directement à la dichotomie naturaliste du réel physique et concret mis en opposition au spirituel symbolique et abstrait. Selon celle-ci, le candomblé de Jaraci serait une interprétation culturelle (et parfois surnaturelle) du monde commun. A Jaraci, comme nous l’avons vu, la frontière entre le monde des humains et des esprits se floute continuellement. Définir le candomblé comme une religion reviendrait alors à concevoir la possession sous l’angle sociologique de la simulation, du fake, comme une pratique symbolique et non réelle, alors que comme nous le montre l’exemple de Archipaedo -qui lutte pour ne pas être possédé- il ne s’agit guerre d’une simulation, mais d’une expérience du réel qui est fondamentalement inintelligible à l’œil naturaliste. A la page 57, Wafer admet d’ailleurs que le plus gros biais serait de traiter le candomblé comme une croyance, et non comme une « réalité profondément ancrée dans le quotidien ». Certains terreiros qui cherchent à se ré-Africaniser acceptent l’appellation de religion car ils cherchent à obtenir un statut officiel, et la reconnaissance qui va de pair. Ce faisant, ils « capitulent » à une réduction naturaliste du candomblé (57). En somme, le candomblé de Jaraci est une subversion de l’ordre établi et de la religion dominante catholique. De par ses saints, le syncrétisme à l’œuvre dans le candomblé de Jaraci déstructure pourtant tout l’ordre religieux que ceux-ci sont sensé y incarner. Le religieux n’est ainsi pas nécessairement un ensemble de symboles qui séparent le monde physique du monde spirituel, mais plutôt une caractéristique d’une autre ontologie où ces mondes s’unissent. Le candomblé de Jaraci a incorporé le catholicisme et l’a adopté à une ontologie qui n’est pas interprétable à travers une conception naturaliste. Qui plus est, la possession chez les catholiques était associée aux forces du mal: seuls les démons possédaient les humains. Mais, dans le candomblé, les dieux et saints sont ceux qui possèdent les humains. Ainsi, le syncrétisme à la base du candomblé est fondamentalement une subversion de la chrétienté : les exorcistes sont devenues des « parents-de-saints » et les démons ont cédé la place aux dieux.


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