La langue du bled
Aina de Lapparent
(EN) The following essay explores the relationship between dialect and language in the context of Morocco. Darija, although the maternal language of a majority of Moroccans, and the principal Arabic dialect spoken in Morocco, is excluded from Moroccan school curriculums, and is replaced by the teaching of Modern Standard Arabic and French. Significantly, MSA is the principal language used for administration, courthouses, and most media platforms in Morocco. Aina De Lapparent Álvarez, a master’s student at Sciences Po University in Paris thus argues, that the policy of Arabization is inscribed in the ideologies of the king’s power, in the legitimacy of Pan-Islamism and in the ideology of Pan-Arabism, which seeks to homogenize groups within the country, as means to assert control over Moroccans. However, opting to teach MSA and French as opposed to Darija has pros and cons: Arabic and French are taught in order to solidify relations between Morocco and official French or Arabic speaking nations, and essentially, to globalize the country as a whole. On the other hand, French is a product of colonialism. Despite all this, there have been efforts by officials to recognize Standard Moroccan Berber, and this makes us wonder whether the recognition of Amazigh would allow for a larger inclusion of Darija within Moroccan society.
« Une langue est un dialecte avec une armée et une marine. »
Max Weinreich
« Une langue n’est pas autre chose qu’un dialecte qui a réussi. »
Louis-Jean Calvet
Ces aphorismes n’ont pas été énoncés par des politologues, mais par des linguistes. Ainsi, la frontière entre un dialecte et une langue n’a pas pu être définie, et donc figée, par la discipline descriptive qu’est la linguistique, mais est prescrite et combattue par de différentes idéologies linguistiques portées par de nombreux acteurs.
C’est le cas de la darija, aussi appelée arabe dialectal marocain, qui a un statut ambigu. C’est bien la « langue maternelle » de tous les Marocains, quelle que soit leur condition sociale, mais elle reste absente des écoles, de l’administration et de la plus grande partie de la production écrite non privées[1]. Au lieu de celle-ci on trouve l’arabe moderne standard (AMS) et, legs coloniaux, mais aussi potentiel avantage dans une économie toujours plus globalisée, le français. Ainsi coexistent trois « langues » « arabes » fortement hiérarchisées entre elles.
L’arabe classique était la variante utilisée par la tribu des Quraysh, à laquelle appartenait le prophète, et elle est devenue écrite par la compilation du Coran et des Hadiths en 670. Celle-ci était une forme de koiné[2] de la péninsule arabique où on trouvait une multitude de variantes[3]. Avec l’empire des abbassides elle a évolué et en conséquence directe de l’expansion, a pris une multitude de mots venant du persan, du turc, du latin, etc. Quatorze siècles plus tard, elle reste présente par une idéologie linguistique qui prône sa sacralité à travers des écritures religieuses. L’AMS est la langue littéraire et médiatique du XIXe et XX siècle qui demeure aujourd’hui l’unique arabe de communication entre les arabophones. Aujourd’hui c’est la langue utilisée par l’administration, les tribunaux, la plupart des médias écrits et celle qui est enseignée à l’école marocaine[4].
Au contact de l’occident et avec le déclin de l’Empire ottoman le mouvement de la Nahda s’interrogera sur l’identité, tant individuelle comme nationale. Dans ce débat la langue arabe et son lien avec l’arabité et la modernisation seront disputés par de nombreux intellectuels qui construiront des projets politiques d’après ses conclusions. Ainsi les intellectuels s’inscrivant dans une défense de la centralité de l’arabe classique et de l’AMS défendent des projets politiques à dimension transnationale. Dans une première partie, nous nous pencherons sur les liens qui existent entre l’Islam et le panislamisme et les implications qui en résultent pour cette variante linguistique. Une deuxième partie se centrera sur l’importance de la langue au sein des penseurs panarabes qui se retrouvent au sein de l’identité arabe. Finalement la troisième et dernière partie sera centrée exclusivement sur le Maroc, et analysera la place de la darija ainsi que la vision de la modernisation derrière les acteurs qui prônent la vernacularisation de la darija.
Ainsi, ma problématique sera : comment la classification langue-dialecte s’explique-t-elle par l’existence de différents projets de modernisation ?
I. — l’Islam et le panislamisme : garants de la langue arabe ?
Avant la révélation du Coran les habitants de la péninsule arabique étaient membres d’une société bédouine appréciant la joute verbale et la mémoire. En effet, on organisait des compétitions intertribales où entraient en compétition les meilleurs poètes[5]. La révélation introduit une modernisation de la langue en partie par la nouvelle importance accordée à sa forme écrite. C’était donc logique que le Coran fût révélé dans la langue des premiers récepteurs du message. Le choix de la langue est aussi déterminé par la clarté de l’arabe[6]. Néanmoins, la sacralité de la langue n’est pas mentionnée dans le texte. Cependant, l’étymologie du mot arabe se référant à l’arabe classique, « fusha », la décrit comme étant « la plus pure », dans sa dimension superlative[7]. Avec l’expansion de l’arabe à travers l’empire abbasside, la question de la corruption de la langue est posée. L’Arabe étant devenue la langue de l’empire, sa maîtrise devient un indicateur social et beaucoup d’Arabes défendront que ceux dont l’arabe n’est pas la langue maternelle n’aient aucune chance de la maîtriser. Malgré que le Coran ne parle pas de la « sacralité » de sa langue, d’autres comme Al-Jahiz avanceront une théorie sacralisant et puriste qui va effectivement contre le besoin pratique d’apprentissage de la langue. Ainsi, Al-Jahiz défend que si l’humanité a la capacité pour produire un travail littéraire au niveau du Coran, Dieu l’ait limité dans l’objectif de présenter une révélation parfaite et, donc, inégalée et inégalable[8]. On peut s’interroger à partir de cette analyse si la perception de la perfection de la langue arabe crée une limite psychologique qui empêche d’atteindre une véritable virtuosité dans cette langue.
Confrontés au colonialisme qui visait aussi à imposer une définition de la modernité particulière, les panarabistes ont défendu l’impérieuse nécessité de revenir aux sources. Hassan al-Banna défend dans La Paix dans l’Islam que la nationalité arabe n’ait pas de base ethnique, mais une base linguistique comme le disent les hadiths. Ainsi, il présente une situation où un Romain et un Abyssinien étaient présents à un cercle d’études alors qu’un Arabe avait contesté leur présence. Le prophète, ayant pris connaissance de ce fait, s’est emporté et s’est rendu là où se tenait le cercle d’études pour dire à tous : « O peuple ! Dieu est qu’un, la religion est qu’une, et être arabe ne vient pas par le père ou la mère d’aucun de vous. Ce n’est qu’une langue. Donc, qui la parle est arabe. » Pour Hassan al-Banna cette identité arabe est donc, parla religion à répandre afin qu’elle devienne « l’Esperanto universelle qui relie l’ensemble de l’humanité ». Par ailleurs il répond à ceux qui diront que c’est un rêve que la voie de l’unification est l’idéal vers lequel il faut tendre. Il conclut par rappeler l’appel à la prière « Allah est grand, Allah est grand. J’atteste qu’il n’y a de Dieu qu’Allah. J’atteste que Mahomet est Son prophète. Venez à la prière. Venez au salut. Allah est grand, Allah est grand. Il n’y a de Dieu qu’Allah. » En prenant cet exemple, il renforce son argumentation, l’Islam ne porte pas d’attention particulière à quelconque groupe[9].
II. — Le panarabisme : l’arabe, source d’une identité séculaire ?
Alors que l’Empire ottoman est en décadence, un autre courant se dessine : le panarabisme. On commence la tâche de définir l’identité arabe entre récupération d’une tradition et innovation nécessaire devant une crise de telle magnitude. Pour Nassif Al-Yazigi (1800-1871), la langue est essentielle, car elle représente l’instrument primordial de prise de conscience de l’umma arabe et donc émancipe celle-là de l’entité turque ou ottomane. Le penseur envisage une intifada en trois parties toutes visant à transformer la portée de la langue. Premièrement, une intifada rapprochant les arabophones et leur permettant de communiquer entre eux. À la longue, ce premier combat vise effectivement à un « rassemblement national ». Deuxièmement, une intifada centrée sur la récupération du patrimoine oublié. Finalement, une intifada scientifique, cherchant à « libérer la langue de sa sacralité » afin que celle-ci puisse être un moyen de progrès et modernité[10].
Pour Sati’ al-Husri, la nation arabe est constituée de ceux qui parlent l’arabe comme langue maternelle. Si on pouvait en déduire que l’arabité ne peut être qu’acquise les premières années de la vie, il ne faut pas oublier que sa langue maternelle était le Turc et selon Albert Hourani ce n’est pas son choix de maîtriser la langue ce qui fait son arabité, mais le fait qu’il ait entrepris de faire de l’arabe la première langue de sa vie et de sa pensée[11]. Ainsi, la langue commune constitue la première condition de la nation. Deuxièmement, il y a l’histoire qui ne peut créer, mais seulement renforcer le lien national. De plus, ce rôle ne peut qu’être le résultat d’un choix délibéré, en effet : « Nous sommes les prisonniers de notre passé que si nous voulons l’être »[12]. Finalement, sa troisième condition est la religion. Sur l’islam il clarifie sa position, il serait dangereux de promouvoir une forme de nationalisme qui serait basé sur l’islam, car ceci serait une « usurpation de la vraie base de l’umma ». En effet, pour lui les sociétés préislamiques forment aussi partie de l’héritage culturel arabe. Le premier obstacle à sa vision est la multiplicité des dialectes et l’absence d’une standardisation de la langue, ce qu’il combattra par son implication dans l’éducation, la voie privilégiée pour établir la base de la nation. Et, fait intéressant, il voit aussi la langue comme l’unique chance de survie d’une culture à l’occupation et, éventuellement, la reconquête de sa liberté, grâce au fait qu’elle existe toujours[13]. Finalement, il faut aussi parler d’Al-Bustani qui, lui aussi, revendique la civilisation arabe et inclut dans celle-ci tout ceux dont la langue est l’arabe. Il rappelle le passé glorieux de la civilisation dont l’Europe a tellement appris. Malheureusement, maintenant l’Europe est le moteur de la vie intellectuelle, mais, selon Al-Bustani, il ne tient qu’aux Arabes de reconquérir la volonté d’apprentissage, de l’importance de l’unité et de la coopération intranationale sous le principe de l’égalité afin de commencer à progresser même plus vite que l’Europe. Également, les dialectes sont aussi un danger à éviter, encore plus tenant en compte la diversité de culte de la Syrie, en effet : « la Syrie ne doit pas devenir un Babel de langues, car elle est aussi un Babel de religions »[14]. C’est pour cela qu’il prône l’enseignement de l’arabe à l’école ainsi que l’enseignement des sciences modernes, du raisonnement et de l’action précise. Pour faciliter cette tâche, il faut adapter l’arabe à l’expression des concepts modernes et à travers cette langue faire de ses lecteurs et locuteurs des citoyens du monde nouveaux de la science et de l’invention[15].
Abd al-Rahman al-Bazzaz, un jeune professeur irakien, a nié qu’il existerait une contradiction entre l’islam et le Nationalisme arabe, ce qui serait, selon son analyse, une conception occidentale dont il faut se libérer pour se délier de la domination intellectuelle. Il avance qu’en fait le contenu de l’islam est le même qui anime le nationalisme arabe. Il va plus loin, en affirmant que l’islam réel a été l’islam arabe et qu’il a été détruit par d’autres nations par le biais de leur nationalisme. Il pense que l’islam était déjà présent dans la nature des Arabes, car la moralité et l’identité démocratique des Bédouins sont communes. Pour lui, la langue arabe est l’âme de la nation arabe. Ceux qui parlent arabe sont arabes, mais comme la culture islamique est le contenu de la langue arabe, ceux qui parlent arabe peuvent s’approprier de la culture et de l’héritage islamique. Donc la conclusion porte au fait qu’il serait dangereux de restreindre le nationalisme arabe à une exclusivité musulmane.
III. — Langues et pouvoir : tensions au sein de la société marocaine
Durant l’époque coloniale, les Français ont réformé l’éducation afin d’incorporer l’apprentissage du français[16]. Ils ont par ailleurs aussi encouragé les langues parlées comme l’Amazigh et la darija. Ainsi le temps colonial est perçu comme une époque de métissage et de perte de la distinctivité d’une identité propre, pourtant ceci est à nuancer, car le processus opposé s’est aussi produit, un refus du métissage, une séparation des sociétés en contact et la polarisation des identités dominantes et dominées[17]. C’est à partir de cela qu’à l’indépendance l’AMS a servi comme la langue d’union alors qu’Allal al-Fassi a défini la culture marocaine comme « Islamique » et sa civilisation comme « arabe »[18]. Ainsi, la Constitution de 1962 consacre le statut officiel de l’AMS et dans son préambule désigne le Royaume du Maroc comme « un état musulman souverain, dont la langue officielle est l’arabe, constitue une partie du Grand Maghreb. »[19] De plus, sur le point du prestige littéraire, c’est elle qui a été vue comme capable de concurrencer la langue française. En réalité, selon Abdelkébir Khatibi, le Maghreb est dans une logique « bilingue » double : d’une part une dualité interne à l’arabe et de l’autre la rivalité entre le français et l’arabe[20]. En 2011, la nouvelle Constitution s’attarde beaucoup sur la thématique linguistique dans l’Article 5 du Titre 1. Il y est stipulé que « l’arabe reste la langue officielle du pays » et que l’état « œuvre à la protection et au développement de la langue arabe, ainsi qu’à la promotion de son utilisation. », l’amazigh est aussi une langue officielle de l’état. Finalement l’État « œuvre à la protection du Hassani […] ainsi qu’à la protection des expressions culturelles et des parlers pratiqués au Maroc.[21] » Le changement de 2011 reflète une évolution notable de normalisation de la darija par l’essor des médias radiophoniques et télévisés 2M TV, des mouvements artistiques comme « L’Boulvard », « CasaNayda » et un engagement spontané par la jeunesse urbaine, notamment de Casablanca et mêmes les débats politiques[22]. Cette élévation de la darija se traduit par le recours à des procédés lexicaux, mais aussi grammaticaux et syntaxiques provenant de la fusha. Dans ce processus de koinisation, les médias ont joué un véritable rôle étendant le darija aux régions berbères comme les montagnes du Rif, du Moyen, Haut et Anti-Atlas[23]. La presse écrite voit une inclusion de la darija beaucoup plus lente du fait du manque de la standardisation de l’orthographe. En outre, l’utilisation de la darija dans la presse écrite n’est pas un projet neutre. Nous allons examiner deux cas de figure entièrement en darija : le journal gratuit Khbar Bladna depuis 2002 à 2006 et Nishan, un journal publié par Tel Quel de 2006 à 2010. Khbar Bladna était une publication gratuite en darija visant particulièrement la femme marocaine. Il était distribué dans 26 villes marocaines et avait une impression de 6 000 exemplaires, ayant sûrement plus de lecteurs par le partage important des journaux au Maroc[24]. Il partait du constat du haut taux d’analphabétisme féminin et cherchait à les aider à apprendre à lire. En effet, selon Murad Alami, un traducteur et avocat pour la reconnaissance officielle de la darija (qu’il appelle la langue marocaine) que l’usage de celle-ci réduirait drastiquement l’illettrisme il avance que cette langue est la « langue du futur, de la clarté, de la jeunesse et de la liberté »[25]. Il se remet dans son argumentation aux statistiques : « tenant en compte que 50 % des Marocains sont analphabètes, sans compter ceux qui savent à peine lire, le nombre d’usagers de la langue arabe n’excède pas, dans le meilleur des cas 20 % des Marocains »[26].
Pour revenir à Kbar Bladna, ce journal incluait une partie alimentée par les lecteurs de créations artistiques où l’usage occasionnel de mots fusha étaient changés par des mots en dialectes[27]. Les éditrices du journal ont remarqué une véritable honte liée à l’écriture du dialecte[28]. De plus, le journal visait à augmenter la compréhension entre les différentes parties du pays avec une section dédiée à l’explication de différents mots dans ses différentes variantes nationales ainsi que la participation d’auteurs de tous horizons confondus qui étaient encouragés à écrire dans leur propre parler[29]. Avant tout leur projet politique était d’atteindre la femme qui par son illettrisme a un manque de conscience de soi sans critère précis auquel de se référer et se sentant toujours inférieur, « anéanti sans un homme à son côté »[30]. Nishan, le journal impulsé par Tel Quel, avait un projet beaucoup plus ambitieux et controversé qui a fait sa popularité, car c’est devenu le journal arabophone le plus vendu au Maroc. Depuis ses débuts Tel Quel porte un projet de définition de la modernité à la marocaine spécifique qui comprend le renforcement des institutions démocratiques, la reconnaissance de la spécificité culturelle, la promotion d’un accès égal aux ressources et l’unification de l’identité nationale à travers de la darija[31]. Pour ce qui est la darija, Tel Quel prend le parti pris de la théorie d’Anderson selon laquelle élever le prestige du parler des citoyens moyens est en relation avec la prise de conscience nationale et la configuration d’une communauté politiquement efficace[32]. Moustapha Safouan écrit dans son livre Pourquoi le monde arabe n’est pas libreque l’arabe standard joue un rôle central dans la permanence des systèmes despotiques dans le monde arabe et, dans un parallèle avoué avec l’Europe du Moyen Âge, voit l’élévation des dialectes au statut de langues comme l’unique voie de modernisation du monde arabe[33]. Dans un éditorial de 2010, Bemchemsi cite le linguiste Louis-Jean Calvet : « une langue n’est jamais plus qu’un dialecte qui a réussi politiquement » et conclut « maintenant, notre Darija est dans une bataille politique »[34]. Restant dans le paradigme de Benedict Anderson, certes pas propre au monde arabe, mais un moyen d’inspiration pour la ligne éditoriale de Tel Quel, on observe que la vernacularisation au travers des médias et du capitalisme imprimés a apporté l’institutionnalisation de l’arabe standard et du français au lieu de celle du darija. Il est aussi vrai que le stéréotype assimile ceux qui parlent uniquement le darija à l’illettrisme ce qui, comme on l’a expliqué antérieurement, soulève aussi des questions de genre et de marginalisation de la femme dans la société. Cette question nous entraîne dans la notion du « split public » théorisé par Rajagopal et qui consiste à l’existence simultanée d’arènes de discussion parallèles où le discours politique se produit[35]. Ainsi le Maroc n’est pas dans une situation de sphère publique à la Habermas, car, à l’écrit, l’absence de la darija empêche la création d’un débat auquel participerait toute l’opinion publique[36]. En effet, publier un hebdomadaire en darija veut aussi impliquer que la population qui est uniquement darijophone a aussi un rôle à jouer dans la société. D’autre part, Tel Quel souligne l’importance de la sécularisation se séparant donc du débat de comment incorporer Islam dans la modernité marocaine. Dans ce cheminement intellectuel, la publication de Nishan était donc un aboutissement logique, mais il dut cesser malgré sa popularité. Si officiellement il n’y eut pas de censure, les relations incestueuses entre l’État et le monde des affaires ont provoqué que Nishan ne soit plus parvenu à vendre sa publicité et a dû s’arrêter. En effet, la justice avait précédemment attaqué le journal pour des manques de respect au roi, sous-entendant dans une langue vulgaire[37]. Il y aurait aussi une vision plus cynique, pas seulement une question de classicisme, mais aussi le fait que le pouvoir préfère une arène publique divisée, incapable d’organiser une réelle opposition politique. À cette idéologie linguistique prônant une modernité s’inspirant du modèle occidental et ayant partis pris de la démocratie[38] s’oppose une certaine schizophrénie postcoloniale qui avance que les défenseurs de la darija ont l’objectif de renforcer l’influence du français au Maroc et donc de fragiliser les liens transnationaux avec les autres populations arabes. Dans une analyse moins engagée dans un projet politique, il est indéniable que la fusha invoque la légitimité du statu quo devant une longue tradition historique et que le roi porte lui-même une autorité qui est aussi religieuse se revendiquant une ascendance au prophète Mohammed par sa fille Fatima et son genre Ali.
Conclusion
À la notion de langue et dialecte, évoquée comme une notion binaire de point de départ dans l’introduction il serait plus judicieux d’utiliser celui de variété linguistique. En effet, la régulation de la frontière entre langue et dialecte est contrôlée par des projets politiques qui, cherchant à limiter et définir une communauté, vont prendre une variante, consacrée comme « langue » pour rallier bien d’autres à leurs causes d’une façon beaucoup plus floue et émotionnelle. À niveau du Maroc, nous pouvons conclure que la politique d’arabisation s’inscrit dans des idéologies de pouvoir du roi, légitimés par les idéologies du panislamisme et du panarabisme qui prétendent avancer vers une homogénéisation des groupes pour faciliter la création d’un discours dominateur sur eux. Malgré cette volonté il existe une contradiction fondamentale. Il n’échappe à personne que la société est loin de maîtriser l’arabe et même le français. En effet, celui-ci est aussi inscrit dans la Constitution sous le couvert de « langues étrangères » cherchant à maintenir une ouverture sur le monde extérieur. Nous aboutissons donc à la réalisation que l’État marocain prône deux idéologies linguistiques contradictoires, s’inscrivant à la fois dans un discours de solidarité et de renforcement des liens avec les pays partageant l’héritage de l’arabe et une ouverture qui n’est pas sortie des logiques postcoloniales utilisant le français et l’époque coloniale pour s’ouvrir au monde. Cependant, on observe un changement de dynamiques aussi de la part des pouvoirs officiels par la reconnaissance de la langue amazighe. Si ce sujet n’a pas pu été traité dans ce mémoire par manque d’espace, il sera intéressant de voir si dans les prochaines années l’enseignement de l’amazighe à l’école donnera un nouvel élan à l’inclusion du darija et si une plus grande inclusion aussi dans les médias écrits aboutirait réellement à un processus de démocratisation.