Les souvenirs de la ligne frontalière : un road trip filmé entre Israël et Palestine

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Photo credit/Mention de source: Tina Mokhtarnejad

Aina de Lapparent

(EN) By studying the stories that are portrayed in cinema, we are able to investigate evolving ideologies. However, it was not until the 1990s that the cruciality of studying cinematic stories for the purpose of fostering social discourse was recognized in relation to the Israeli-Palestinian conflict. The primary approaches to storytelling presented by Israel and Palestine have been ideological – by presenting a hero and those apart from their group as the “other” – or have been produced by expat filmmakers due to a seemingly non-existent native film industry. 

Route 181 (2004) is a film that features random encounters along the road that would divide the British mandate of Palestine. The film’s aim for neutrality causes it to approach the topic in a way that most other films do not; there is an absence of evocative background music and the directors stay off-camera, do not define themselves as narrators, do not visibly react when conducting interviews, and present multiple points-of-view. While the film achieved critical success, its subject matter, lengthy runtime, and failure to be outrightly political led to reduced distribution outside of Europe. Considering this, what is the film’s real impact if its circulation remains in mostly European circles, for those already willing to see multiple perspectives?


Introduction

Concernant le conflit israélo-palestinien, la culture populaire a été quasi absente de la recherche académique. Ce n’est que depuis les années 90 que l’étude de celle-ci a commencé à être reconnue comme déterminante, en particulier par sa conceptualisation comme un espace où se déroule un discours dans lequel s’entremêlent politique et pouvoir.[1] Lockman souligne que dans le contexte de ce conflit, la culture populaire et son étude sont primordiales dans la mesure où elles font partie de « l’histoire relationnelle » qui conteste l’historiographie palestinienne et sioniste.[2] En effet, celles-ci s’inscrivent dans le cadre conceptuel de la nation. Par cela, elles ont une forte tendance à occulter les histoires de contact entre juifs et Arabes qui sortent de ce cadre. L’histoire relationnelle quant à elle est l’espace où l’interdépendance est racontée et la dichotomie simpliste arabe palestinienne/juif est déconstruite. À ce concept s’ajoute celui de la « relationalité intranationale » qui, comme son nom l’indique, a un effet similaire dans la nation elle​-​même. Comme l’histoire relationnelle, son but est de pluraliser l’histoire des interactions en appréhendant les manières dont les clivages tels que genre, religion, identité ethnoraciale et pays d’origine se déjouent de l’identité nationale et brise l’illusion de la fiction manichéenne juifs/Arabes palestiniens.[3]

L’étude des médias, ici le cinéma, nous permet aussi de nous pencher sur l’évolution des idéologies présentes dans les histoires qu’il raconte. Le cinéma israélien, ainsi que sa société, a fait un parcours considérable. Celui-ci a été dans un premier temps très idéologique, célébrant à l’écran un héros : « le Sabra » « un homme fort, courageux, blond aux yeux bleus ». De plus, jusqu’aux années 80, la représentation de « l’Autre », l’Arabe, était très marginale et concentrée uniquement sur trois archétypes : l’Arabe bon, mais primitif, l’Arabe méchant et l’autre, exotique et interdit.[4] Cependant, le processus d’Oslo (1993-1995) va représenter un tournant de la radicalisation pour le cinéma israélien qui va être appelé la « Vague palestinienne ».[5] Dans celle-ci, les réalisateurs israéliens ne vont pas seulement reconnaître et engager un dialogue avec l’Autre​, mais aussi formuler une pensée critique envers sionisme.[6]

Quant au cinéma palestinien​, il est difficile de dire qu’il existe. En effet, il n’y a pas d’entité ou d’institution qui puisse être identifiée sans ambiguïté avec le cinéma palestinien et il n’existe pas d’industrie cinématographique palestinienne. Quant aux réalisateurs palestiniens, ils produisent et vivent en exil et du fait de l’influence que la diaspora et l’exil ont sur eux​,​ ils entrent dans la sous​-​catégorie du cinéma de l’exil.[7]

Dans Route 181 (​2004), un réalisateur palestinien (Michel Khleifi) et un réalisateur israélien (Eyal Sivan) ont tourné un film pour nous prouver que cette coopération artistique est possible. Ainsi, ils ont tourné un documentaire en trois volets, d’une durée totale de 4 heures et 30 minutes. Celui-ci est construit comme un road movie, car ils ont conduit le long de la route qui allait diviser le mandat britannique de la Palestine et filment au hasard des rencontres.

La réception de ce film ne fut pas enthousiaste. Tout d’abord il fut censuré lors du festival du Film du Réel en 2004, fait paradoxal, dut à une lettre signée par Finkielkrault, Arnaud Depleschin, Noémie Lvosky, Eric Rochant, BHL, Philippe Sollers ... Malgré la tentative d’une contre-pétition, signée par 300 personnes opposées à cette censure, celle-ci ne fut pas levée.[8] Cette dissertation vise à élucider la problématique suivante : dans quelle mesure ce film est le reflet d’une narration commune que tout pourrait éloigner ? Ainsi, elle est structurée en deux parties : la première : l’analyse de la mise en scène, vecteur du dialogue et la deuxième : un regard sur l’archéologie des mémoires que les réalisateurs entreprennent. 

 

La caméra, un vecteur d’égalité

Si le documentaire n’est pas absent du cinéma israélien des films des réalisateurs palestiniens, ​Route 181 s’approprie des codes du genre avec une claire intentionnalité. En effet, remarquable est l’effort que les réalisateurs font pour transmettre la réalité fidèlement et même de tenter de surpasser celle-ci. Leur choix principal consiste à ne pas définir de protagoniste, et de privilégier en revanche la multiplication des points de vue. Ceci est également mis en avant par un effacement d’eux-mêmes en tant que narrateurs. Car s’ils sont la constante du film et si on entend leur voix poser des questions, ils restent en dehors du cadre, se situant dans l’hors-champ. Ils évitent ainsi le plus possible de montrer leur réaction devant les prises de position des interviewés.

Un autre élément clé dans la multiplicité des voix est le montage. Dans ​Route 181​, il est presque absent, par souci évident de restitution de la réalité. De cette façon les interviews ont des longueurs comparables et il n’y a pas de musique de fond visant à créer certaines émotions chez les spectateurs face à certains témoignages. Cette égalité de tous les « personnages » devant la caméra est renforcée par la méthodologie des réalisateurs. Leur intention artistique était de filmer au hasard des rencontres sur l’imaginaire ​Route 181 et donc de laisser ce hasard définir le montage.

La finalité de ces choix artistiques est de rendre le dialogue possible, car toutes les voix sont mises sur un pied d’égalité par les procédures évoquées préalablement.

 

Une archéologie de(s) mémoire(s)

Une autre intention qui ressort du film est la volonté de restituer les mémoires du territoire, certaines ayant été enfouies par l’histoire et/ou ses habitants. Ainsi les réalisateurs sortent souvent une carte afin de comparer le paysage auquel ils font face à celui du passé récent. Bien souvent ils sont confrontés au fait que là où il y avait un village palestinien avant 1948, il y a maintenant un village, une colonie juive ou seulement des ruines. À cet égard, ils n’hésitent pas à poser des questions aux gens qu’ils rencontrent, indépendamment de leur appartenance religieuse, identité ou nationalité. Ainsi, on découvre une constante, les gens ont presque toujours une vague connaissance de ce village. Il s’agit souvent du nom et de la signification de celui-ci. De même, ils savent souvent où se trouvent les anciens villageois, que ce soit dans un village proche ou dans des pays voisins. Malgré cela, leur façon d’en parler met en évidence que ces questions n’ont pas de grande importance pour eux et qu’ils ne trouvent pas d’intérêt à en discuter. Quand la problématique ici présente, c’est à dire le droit au retour des Palestiniens qui est directement évoqué dans le film, c’est dans le contexte de vieillards qui rôdent autour des ruines de leurs anciennes maisons, ce qui dérange certains habitants juifs qui n’hésitent pas à prendre des positions spécialement virulentes. Le manque d’intérêt de certains – pas seulement juifs- et l’agressivité des autres mettent en évidence ce qu’un grand nombre d’experts de la question avouent : le droit du retour est aujourd’hui physiquement impossible et ne saurait qu’être envisagé dans une dimension symbolique, par exemple monétaire.

L’autre angle, au travers duquel la question de la mémoire est évoquée, est celui des origines des consciences nationales israéliennes et palestiniennes, selon leur discours officiel respectif, c’est-à-dire la Nakba et l’Holocaust. Deux des expériences traumatisantes, qui forment le cœur de ce que l’écrivain israélien Edgar Keret a nommé « l’Eurovision du victimisâmes ».[9] Ces deux évènements ont été vécus personnellement par certains personnages du film, qui l’évoquent avec une proximité émotionnelle qui touche le spectateur, conscient de la dimension historique de ceux-ci, mais pas forcément de leur dimension humaine. Un paradoxe s’établit pourtant, celui des juifs et des Arabes ne s’identifiant pas à l’Holocaust ou à la Nakba respectivement. Dans le premier cas il s’agit des juifs non européens, mizrahi ou séfarades, c’est à dire, venant de pays du sud-est méditerranéen ou ayant été chassés de l’Espagne des Rois Catholiques en 1492 et vivant depuis dans des pays du Maghreb. Ceux-ci reflètent une construction nationale israélienne excessivement européenne. En effet, celle-ci n’inclut pas la protection que leur offrirent leurs voisins et amis musulmans quand ils étaient en danger ou la sensation d’avoir été « trompés » par une image idéalisée d’Israël qui les a poussés à y immigrer ou même à être activistes pour cette émigration lors de leur adolescence et leur jeunesse.

Quant aux Palestiniens ne s’identifiant pas à la Nakba, il s’agit surtout d’un conflit intergénérationnel. Ce sont souvent des jeunes palestiniens ayant la nationalité israélienne qui voient plus d’espoir et de possibilités pour eux en Israël qu’en Palestine. Ils n’hésitent pas à revendiquer une identité complexe et potentiellement contradictoire comme « musulman israélien ».

 

Conclusion

Route 181 est un remarquable effort de construire une narration commune, assurément contradictoire et complexe. On y retrouve la volonté de considérer une grande partie des éléments du problème et de mettre tous les points de vues sur la table. Ainsi, les réalisateurs ont utilisé une méthodologie adéquate pour cette radiographie particulière, celle du hasard de la route et des rencontres et ils l’ont transmis par un montage minimaliste particulièrement efficace quant à engager un dialogue entre les différents points de vues. La question de la mémoire est aussi soulevée ainsi que ses paradoxes, notamment la tentation totalitaire de celle-ci. Malgré son succès artistique, son échec est politique et nuit considérablement à sa raison d’être. Sa distribution réduite, par son sujet et sa longueur, a limité ses possibilités d’exhibition. Hors de quelques cercles surtout européens et surtout de gauche, qui dans les populations israéliennes et palestiniennes, a vu ce film ? Quel est l’impact réel de ce film s’il reste dans un cercle de convaincu à la cause de la multiplicité des narrations dans la question israélo-palestinienne ? 

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(FR) Aina is a French-Catalan student of international affairs, Human Rights & Humanitarian Action, Middle East and Media & Writing at Sciences Po university in Paris. Yes, she can’t choose one single subject of interest. Above all, she enjoys spending time with people with whom she can speak two to four languages in one sentence. She rarely gives out her phone number because it changes too often.

(EN) Aina est une étudiante française et catalane en relations internationales, droits de l’homme & actions humanitaires, Moyen-Orient et médias à l’Université de Sciences Po à Paris. Oui, elle ne peut pas choisir un seul sujet d’intérêt. Avant tout, elle apprécie passer son temps avec des personnes qui peuvent communiquer avec elle en deux à quatre langues dans une même phrase. Elle échange rarement son numéro de téléphone puisqu’il change trop souvent.



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