« Le Petit Prince » et « La République » — l’énigme du renard et son adversaire improbable

By Denmorgancom/Shutterstock.comPar Denmorgancom/Shutterstock.com

By Denmorgancom/Shutterstock.com

Par Denmorgancom/Shutterstock.com

Zachary Lo

(EN) Saint-Exupéry and Plato were separated by more than two millennia. However, they attempted to solve the same problem – how should we act, given that our senses often deceive us?


« [O]n ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux » (Saint-Exupéry, 83). Le renard nous donne ce conseil sentimental dans Le Petit Prince, mais il est inutile s’il n’est pas compris. Pour bien le comprendre, il faut d’abord identifier l’essentiel dont il parle.  

À partir de la citation, on peut déduire trois croyances de Saint-Exupéry : que l’essentiel est invisible à l’oeil, que seul le cœur peut le percevoir et que si on voit avec le cœur, on voit bien. Il faut donc poser la question : qu’est-ce qui est invisible à l’œil ?  Les sentiments et les microbes le sont, mais il est peu probable que Saint-Exupéry fait référence à ces derniers, puisqu’ils ont peu à faire avec le cœur. On dit que le cœur bat d’un rythme qui accélère et ralentit, selon l’humeur de l’individu. Le cœur symbolise aussi souvent l’amour. Ceci indique que l’essentiel mentionné est l’amour, ou plus généralement, les sentiments. Pourquoi donc sont-ils plus importants que ce qui est perçu par les yeux ? Parce que nos yeux peuvent nous tromper. Ce qui semble être le travail d’un ennemi peut bien être celui d’un ami. Ce qui semble être un acte de bonne foi peut également être un tour. Avec les yeux, on peut uniquement observer l’apparence de l’action et non pas sa nature. Pourtant, on peut en dire autant du cœur. Ce que le cœur croit être sincère peut être en réalité insincère. Pourquoi donc est-il supérieur ? Ceci nous mène vers une nouvelle question.

Quelle est donc la distinction entre la croyance et la vue ? Certes, un cœur ne peut pas voir : Saint-Exupéry nous montre que le cœur tient compte de tout ce qui est perçu, ainsi que d’une certaine valeur sentimentale à laquelle il croit, à tort ou à raison. Cette faiblesse est-elle assez grave pour rendre la capacité du cœur de voir l’essentiel moins utile que la vision ? Je ne crois pas qu’elle réduise sa valeur, mais en fait, qu’elle l’augmente. Puisque le cœur est aveugle, il est ainsi équitable, tel un jury. Pourquoi ne pourrait-on pas en dire de même pour les yeux qui ne font que des observations ? Parce que les yeux peuvent se tromper dès les premières impressions. Par contre, l’amour prend des années à cultiver. Au moindre faux pas, l’amour peut disparaître à jamais, tandis que les impressions basées sur la vue changent d’une journée à l’autre. Les yeux sont ainsi plus vulnérables à la déception que le cœur — les sentiments valent mille fois plus que les apparences.

Maintenant que les définitions sont établies et les questions répondues, la citation est mieux comprise. Saint-Exupéry a voulu offrir des conseils aux gens qui se fient aux apparences et négligent leurs sentiments. Vu que les apparences sont trompeuses et l’amour honnête, nos perceptions visuelles sont imparfaites. Saint-Exupéry nous conseille de faire confiance à nos cœurs, qui comprennent la valeur des sentiments.

L’idée de négliger les apparences rappelle les conseils de Platon dans son dialogue socratique célèbre : La République. Il y raconte l’allégorie de la caverne sous le porte-parole de Socrate pour exprimer une solution différente à la faillibilité des sens. L’allégorie illustre un portrait gravé de la société où on est chacun enchaînés et condamné à regarder que les ombres sur le mur d’une caverne. Platon nous prévient de ne pas accepter les ombres telles qu’elles apparaissent, mais de nous échapper de nos chaînes et de la caverne pour directement voir les objets qui les produisent. Il exprime que l’ignorance nous mène, comme les prisonniers, à nous contenter de l’illusion des apparences.

Au lieu de chercher la sortie de la caverne dans le monde physique, Platon nous conseille de chercher intérieurement. Il dit que c’est dans l’esprit que se trouvent les vraies formes symbolisées par les objets réels dans l’allégorie. C’est ça sa théorie des formes — que tout ce qui existe dans le monde corporel est en fait une copie imparfaite de la version idéale qui existe hors de notre univers dans nos esprits. Chaque copie imparfaite contribue à une partie de la forme parfaite dont les attributs sont compris par les êtres humains, pour identifier et catégoriser telle ou telle copie imparfaite. Prenons par exemple les oiseaux. Il y en a des milliers d’espèces avec plusieurs caractéristiques diverses. Pourtant, on peut tous les identifier en bref comme oiseaux à partir de caractéristiques innées, malgré leurs différences physiques — disons que ce sont les caractéristiques qu’ils partagent avec l’oiseau parfait qui existe dans nos esprits. De même, chaque vertu qu’on possède est imparfaite, mais on peut les parfaire en comprenant la forme des vertus spécifiques. Platon nous conseille de ne pas seulement observer les copies imparfaites, mais d’employer la méthode socratique, de poser les questions rationnelles et d’y répondre de manière impartiale, pour bien comprendre les formes parfaites.

Bien qu’il s’agisse d’un conseil simple, Platon explique que peu d’individus ont la curiosité nécessaire pour échapper la caverne. En effet, il affirme que la grande majorité des gens vivent leurs vies ignorant du monde au-delà des « ombres ». Platon juge qu’une bourgeoisie éduquée et autoritaire serait absolument nécessaire au bien-être de chaque société. 

Ce dédain pour les gens indifférents à la vérité mène Platon vers une route contraire de Saint-Exupéry. Platon indique que trop dépendre des sentiments mène à une dépendance à la satisfaction des instincts sensuels incompatible avec la raison et donc la vertu. 

Malgré les solutions divergentes, la question examinée reste constante entre les deux histoires — elle concerne dans les deux cas la faillibilité des sens humains. Saint-Exupéry nous recommande de compter sur nos intuitions, autrement dit — nos sentiments. Platon, par contre, affirme qu’on doit tout examiner jusqu’à la limite de notre intellect. Malgré tout, les deux nous offrent des solutions célébrées pour guider nos existences compliquées. 


Previous
Previous

L’insécurité et la discrimination linguistique en Ontario français

Next
Next

La libération et la répression des femmes et des francophones minoritaires dans « Pas Pire » et « Sex, lies et les Franco-Manitobains »