L’insécurité et la discrimination linguistique en Ontario français

By fizkes/Shutterstock.comPar fizkes/Shutterstock.com

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Christian Bergeron, PhD, sociologue/sociologist

Professeur (nomination long terme)/Professor (long term appointment)

Faculté d’éducation/Faculty of Education

Université d’Ottawa/University of Ottawa

(EN) According to the French sociologist Edgar Morin, “diversity creates complexity and complexity creates richness”. However, one of the challenges in Canada is benefiting from this diversity, all while ensuring the protection of both official linguistic communities. In this article, we will examine the results of a recent survey of the Office of the Commissioner of Official Languages among federal government employees of Ontario, Quebec and New Brunswick. The study focuses on bilingualism and on the status of French. Subsequently, we will compare them with the results of our recent study on linguistic insecurities and on the linguistic discrimination experienced by Ontario university students. As seen in our study and in that of the Office of the Commissioner of Official Languages, the French language could be a source of “unease” in the workplace. Thus, we believe that a vigilance mechanism must be instilled in order to ensure that Canadians can function in both official languages in the workplace, where bilingualism is necessary. To achieve this, the vigilance mechanism requires a deeper understanding on both ends, of the mutual linguistic stakes and challenges.


« La diversité crée la complexité et la complexité crée la richesse »[1]. L’un des défis de la société canadienne est de tirer profit de cette diversité sur un continuum fondé « sur un dynamisme respectueux et une valorisation de toute la gamme de nos différences »[2]. L’éducation inclusive est pratiquée dans nos écoles afin de contrer, à juste titre, le racisme et les discriminations systémiques présentes dans le réseau de l’éducation et la société[3]. Depuis deux ans, nous étudions l’insécurité linguistique et les discriminations linguistiques chez les étudiants universitaires[4]. Nous sommes impliqués à titre de professeurs dans la formation à l’enseignement des futurs enseignants en langue française de l’Université d’Ottawa. « Nous côtoyons les étudiants depuis un certain temps pour justifier l’importance d’être un observateur direct et parfois militant »[5]. Dans cet article, nous allons commenter les résultats d’un récent sondage sur le bilinguisme et la place du français dans la fonction publique canadienne. Ensuite, nous les comparerons avec les résultats de notre récente étude sur l’insécurité linguistique et les discriminations linguistiques en Ontario. Tout d’abord, dressons un portrait de la province ontarienne au bénéfice des lecteurs.   

La province de l’Ontario est la plus peuplée du Canada avec 14,75 millions d’habitants sur un total de 37,74 millions de Canadiens[6]. Selon Statistique Canada[7], la principale langue maternelle des Ontariens est l’anglais (8,9 millions) suivi des langues non officielles (3,55 millions) et du français (490 715 habitants). Les principaux groupes linguistiques représentant les langues non officielles sont issus des langues chinoises (441 615 habitants, dont 220 535 pour le mandarin), du pendjabi (132 135 habitants) et de l’espagnol (104 820 habitants). D’un point de vue linguistique, la langue française est minoritaire en Ontario. D’un point de vue géographique, elle ceinture principalement le Québec. Plus de 63 % des Franco-ontariens vivent dans l’Est (43,1 %) et dans le Nord-Est (19,7 %) de l’Ontario[8]. Ce profil linguistique et géographique des Franco-ontariens s’insère dans un contexte plurilinguistique minoritaire (200 langues maternelles réparties dans 3,55 millions d’habitants contre 490 725 francophones) et centré autour de la langue anglaise majoritaire (8,9 millions d’habitants). Certes, la langue française est une langue officielle au Canada, mais elle n’a pas le même poids politique, social, économique et culturel que la langue anglaise. La langue française est minoritaire en nombre et aussi, « il y a minorisation lorsqu’une minorité ne se voit pas reconnaître une valeur sociale égale à celle accordée à la majorité »[9]. Une double minorisation s’observe chez les communautés franco-ontariennes. Nous y reviendrons.

Selon un récent sondage du Commissariat aux langues officielles[10] auprès de 10 828 fonctionnaires fédéraux de cinq régions administratives (8 539 répondants de la Capitale nationale (Ottawa-Gatineau) ; 565 répondants du Nouveau-Brunswick ; 1 431 répondants des autres régions bilingues du Québec ; 293 répondants des autres régions bilingues de l’Ontario), plus de 44 % des francophones sont mal à l’aise d’utiliser le français au travail, alors qu’ils ne sont que 11 % concernant l’utilisation de l’anglais. D’une manière précise, ce sont 37 % de francophones qui ressentent un malaise à s’exprimer en français lors de réunions de travail. Les raisons évoquées sont que leurs collègues anglophones ne sont pas à l’aise en français (89 %), le français n’est pas souvent utilisé (38 %) et même la crainte d’être perçus comme un « fauteur de trouble » (32 %). D’ailleurs, certains francophones hésitent à demander une supervision en français (19 %) en raison que leur superviseur n’est pas assez à l’aise en français (74 %), la crainte d’être perçus comme des fauteurs de trouble (54 %) et qu’ils ne veulent pas déranger leur superviseur (36 %).

Avec nos collègues français (Philippe Blanchet de l’Université Rennes 2 et Mylène Lebon-Eyquem de l’Université de La Réunion), des mois d’octobre 2019 à janvier 2020, plus de 131 étudiants universitaires de la région d’Ottawa ont participé à une enquête en ligne portant sur les discriminations linguistiques[11]. Certains résultats ont déjà été publiés dans le cadre d’une entrevue accordée à l’ONFR+[12]. Concernant les caractéristiques de l’échantillon, 34 % des participants sont nés en Ontario, 25 % ailleurs au Canada (Québec et Nouveau-Brunswick), 24 % en Afrique et 17 % ailleurs dans le monde.

Dans notre étude, plus de 43 % ont affirmé avoir été victimes ou témoins directs d’une discrimination linguistique. Les principaux lieux évoqués sont les lieux publics (25 %), le milieu de travail ou à l’embauche (19 %), le milieu de l’éducation (17 %) ainsi que les organisations publiques (16 %). En guise d’exemple, l’une des participantes dira ceci :

Les Franco-Ontariens se doivent de savoir apprendre, parler, lire et écrire en anglais alors que ce n’est pas nécessaire pour les anglophones en Ontario. La discrimination envers les francophones en Ontario existe toujours malgré tout ce qui a été fait (les pétitions, les projets de loi, les manifestations, etc.) ; elle n’est que tassée en-dessous du tapis.

Dans les commentaires recueillis lors du sondage du Commissariat aux langues officielles, un participant affirme que :

De nombreux candidats francophones talentueux se voient refuser des postes bilingues ici (région anglaise) simplement parce que leur anglais n’est pas assez bon, alors que l’employeur pourrait leur donner la chance d’améliorer leur anglais dans le cadre de cours structurés.

Afin de rendre le milieu de travail plus équitable et inclusif, des participants de l’enquête du Commissariat aux langues officielles suggèrent qu’ :

On devrait mettre des cours de langue seconde à la disposition des employés désireux d’approfondir leurs compétences linguistiques ;

Il est important que les employés se sentent appuyés par leur gestionnaire ou superviseur d’utiliser la langue de leur choix dans leur milieu de travail et qu’ils soient appuyés et même encouragés à apprendre une deuxième langue.

Autant dans notre étude portant sur les discriminations linguistiques vécues par des étudiants universitaires que dans le milieu de la fonction publique canadienne, la langue française peut être une source d’injustice, d’iniquité et même de causer des « malaises » au travail. Selon Hambye[13], un groupe est minorisé « lorsque les individus qui en font partie ne sont pas reconnus (par l’État et/ou par la société) comme des égaux sous prétexte qu’ils ne forment qu’une minorité et qu’ils ne jouiraient pas du même statut (officiel ou symbolique) et, dès lors, des mêmes droits que les membres du groupe majoritaire. » Même si la langue française est une langue officielle au Canada, nous observons que dans la réalité, elle est marginalisée à plusieurs niveaux dans la société.

Ultimement, un contexte de travail qui n’intègre pas équitablement les deux langues officielles peut conduire à l’assimilation à la norme linguistique plus prestigieuse ou encore, dans le contexte canadien, à l’assimilation à la langue anglaise, car elle est maîtrisée par la grande majorité des francophones hors-Québec[14]. Nous l’observons dans le milieu de travail de la fonction publique : seulement 11 % des francophones sont mal à l’aise d’utiliser l’anglais au travail, alors qu’ils sont 44 % mal à l’aise dans l’utilisation du français[15].

Revenons au sondage du Commissariat aux langues officielles afin d’étudier les réponses des fonctionnaires anglophones. Chez les anglophones sondés, ils sont plus de 39 % à ressentir un malaise à s’exprimer en français. Les principales raisons évoquées sont qu’ils manquent de pratique en français (69 %), qu’ils craignent d’être jugés ou qu’on corrige leur accent et leurs erreurs en français (61 %) et que les collègues francophones continuent la discussion en anglais, alors qu’ils essaient de s’exprimer en français (42 %). Avec ces raisons évoquées, nous pouvons affirmer qu’il y a présence d’insécurité linguistique chez ces participants, car l’insécurité linguistique peut naître dans un contexte où au moins deux normes linguistiques se rencontrent ou s’affrontent et que l’une d’entre elles s’estime meilleure que l’autre[16].

Officiellement, il n’y a pas une « norme reconnue » de la langue française en Ontario, à l’exception des emprunts à la norme québécoise chez certains Franco-Ontariens et à la norme française chez les populations immigrantes francophones[17]. La diversité de la communauté francophone en Ontario amène aussi une diversité des normes linguistiques de la langue française. Dans ce contexte, certains locuteurs peuvent ressentir de l’insécurité linguistique à s’exprimer en français, sachant qu’il y a des différences subjectives et normées dans la maîtrise (ou non) de la langue. Un phénomène observé dans l’analyse des résultats du sondage mené auprès des fonctionnaires fédéraux anglophones : manque de pratique en français, crainte d’être jugés, correction de l’accent et des erreurs par les collègues francophones, difficulté à maintenir une discussion en français avec ces derniers. Les raisons évoquées par les anglophones rejoignent certaines raisons évoquées par les francophones, à savoir le besoin de formation dans l’autre langue officielle.

Au Canada, il faut cesser de voir la langue française comme une « dépense d’argent public » ou juste une langue minoritaire comme une autre[18]. Notre société doit comprendre l’importance pour elle-même d’intégrer la diversité, à commencer par un meilleur équilibre entre les langues officielles, pour entretenir sa propre vitalité. La diversité est une richesse pour le monde[19]. Donc, vouloir exclure certaines catégories d’individus déshumanise notre société[20]. Ici, il n’est pas question de pointer du doigt les anglophones, en raison qu’il faut plutôt changer la structure de notre société qui encourage ces formes de discriminations entre citoyens égaux. Les francophones ont leur rôle à jouer en affirmant davantage leur droit linguistique, sans avoir la crainte d’être considérés comme des « faiseurs de trouble ». Ils doivent aussi être plus inclusifs avec leurs collègues anglophones qui veulent pratiquer le français, sans être constamment corrigés et repris sur la qualité de leur français. Selon nous, un dispositif de vigilance doit être mis en place afin que les Canadiens puissent fonctionner dans les deux langues. Pour ce faire, ce dispositif de vigilance demande une plus grande compréhension, de part et d’autre, des enjeux et des défis linguistiques mutuels.


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